Petits points cardinaux

Michel Séonnet

Les survivants

NOUS sommes les survivants d’un siècle où il y eut certains jours plus de morts que de vivants - et nous héritons d’eux.

Laissez les morts enterrer les morts, dit l’Ouvreur de paroles. Mais même Lui : ne peut s’empêcher de s’arrêter au bord de leurs cris. "Sors- moi de la tombe ! " "Arrache- moi au séjour des morts ! " Il demande leur vie à la fosse.

Les morts devant lesquels nous avons fui en disent peut-être plus long que ceux au chevet desquels nous nous sommes agenouillés, ô terre poussière des morts que nous n’avons pas reconnus.

MORTS, POURQUOI ME CHOISISSEZ-VOUS ?

Question venue intacte de tous les rites du monde : qui portera le mort ? qui se laissera chevaucher par lui ? qui accueillera son esprit jusqu’au repos du monde ? Nous voudrions tant avec eux échanger la supplique, la Paix de leur repos contre celle nos jour. "Requiescat in pacem !" Qu’ils nous laissent en paix. Mais les morts dorment si peu La pierre roulée sur le tombeau le mort parle encore et attend. Il dit : "En Galilée ! " - carrefour des Nations. Il dit : "Dans le livre ! "- carrefour des vivants. Il dit comme il ne cesse de dire depuis que mort il inter-règne dans l’autre vie : "Ecris ! ". "Ce que tu vois ----- écris-le dans un livre."

Mais pour qui tant de mots enclos dans le silence de feuilles qui se ferment aussitôt que séchées ? Mots perdus. Leur chute fait si peu de bruit. Peut-on écrire comme on déparle, l’encre effaçant le mot dont elle trace les lettres, l’écran oubliant les signes martelés sur le clavier ? Épuisement. Forage sec. Ô Dieu, cette terreur. Où s’arrêter. A quelle falaise du dire retenir le dernier pas ? Je vacille. Mais n’est-ce pas poème quand les mots poussent aux reins à tomber comme c’est prière quand Il empoigne à chavirer ?

Donne-moi Ta main, ô Marcheur d’aubes. Ton pas, ô Éclaireur de tombeaux. Ta Bouche à mon oreille est-ce Toi qui murmure au sol si près de fange ?

Ô Dieu la peur de tout mêler : le souffle terreux des mots et Ta Voix de vents et de douleurs. Avaliser mes doutes au signe de Ta blessure ? Tous ne sont pas promis, n’est-ce pas ? Et la rude écharde des mots, leur labour au creux de la main, rarement s’étoilent en stigmates. A peine un peu d’encens les mots offerts à Ton enfance.

Où EST la croisée du chemin ?

Où EST la verticale entre ici et ici ?

Ô terre, noces de ciel et de boue. Et ce pétri sans discontinu de la paume et du souffle. Tant de bouches, de mains, tant de matrices et de miséricorde, ô ton sexe ma terre où relever tous les vivants, ô ton ventre et nos vies.

Vois ! Et ils sont. Touche ! Et ils respirent. Engrosse ! Et ils vont.

Terre foulée, ô ta prudence ma terre, ô ton envie
et ton regard pesant sur chaque danse aux pieds crottés. Ô terre verticale,
routes et escarpements jusqu’au sommet du monde - ton éblouissement de neige, ma terre.

Terre d’eau et de givre et de glace jusqu’au limon des plaines.

Terre si lourde du poids de ceux qui ont marché.

Mémoire. Usure. Ô poussière, ex voto d’humanité.

Ô grains semailles de pierre, et les routes, vierges routes de pierre piétinée, cheminement de boue séchée pour garder trace du passage, amble sans savoir ce qu’il y a au bout. Cette terre promise à la terre ?

J’interroge la terre, la lèvre à portée de l’oubli.

Je voudrais tant qu’elle nous apprenne sa souveraine patience : une joue labourée par la pluie, l’autre tendue à l’usure. Si peu de peur en elle. Si peu peur de se perdre dans ce lent avènement du temps.

Ô rides de terre dans la soif contenue. Oasis, vous ne répondez pas ?

Les rivières creusent bien plus qu’elles n’étanchent. Elles ne sont que transport, port de terre vers ses ports.

User n’est rien. Couler est une carrière comme s’il s’agissait de combler la mer. La pluie charrie. Ô pluie charrière jusqu’au déluge déplaceur de montagnes. Jusqu’à ce Mont d’Achoppement qui EST l’étrave de l’eau elle-même : son front, sa poussée de montagne offerte au pied qui se tend et renoue avec des morts qu’il ne se savait pas.

Ô terre née des mains du déluge, terre devenue vierge à force de poussière de tous les morts accueillis.

TOUS LES MORTS DE LA TERRE

Tous ces morts, poussières de morts poussés là et devenus ce Mont d’Achoppement, infini peuplement, ascendance innombrable pour celui qui viendra.

Ô morts, morts de mes morts. Ô mes morts inventés.

Ô JOUG

Écrire attelle au soc d’une terre sans repos.

VISAGE maculé de poussière nous voudrions assembler aussi bien que le vent, que tienne l’instable dans l’enclos de la page, que le monde s’y adonne au vertige de la patience qui fait durer l’éclair.

Ô lettres soudant le disparu à son absence pour en faire un passage.

Ô vies données au va- et-vient des mots entre les traces et le souffle, l’enfui et l’oublieux, entre ce qui n’est plus et ce que nous ne savons pas encore que nous serons.

Ô morts arpenteurs de cendres, toutes les langues en bataille.

Combat ! Combat ! De peur que la terre se raidisse, se ferme, sombre dans l’illusion d’être venue de rien.

Combat ! Combat ! Nuée ! Éclats des terres !

Survivants nous marchons comme les fils du désert, nourris de la seule question : "Mân-hou" "Qu’est-ce que c’est ? " - nourris du don et de l’énigme : Vous en cueillerez pendant six jours, mais le septième jour, c’est le shabbat : il n’y en aura pas - nourris du don, de l’énigme et de l’épreuve : Certains en gardèrent jusqu’au matin : mais cela fut infecté de vers et devint puant - nourris du chaque jour de la question.

Ô manne affamant la parole jusqu’au jour de Rencontre

Mais d’ici là ?

Je sais ce que je dois à la mer, sang d’eau et de sel, et mon corps rené d’algues dans la foulée des vagues.

MER m’accouchant galet au milieu des galets.

Je cherche la trace du sel dans l’incertitude du flux et du reflux, du oui et du non.

Mer, réponds pour moi !

Elle dit : Je suis celle qui accompagne.

Ô mer alliée inespérée. Manne. Nourriture et question.

Ô galets mes jumeaux. Bouche de ma bouche et la parole face à la mer pour défier le bégaiement.

Entre le oui et le non.

Mais je connais la terreur des yeux ouverts sur rien sur la vision tournoyante de ce que voyant on sait ne jamais voir. Nuit si souvent revenue avec les mêmes mots inscrits au plafond du doute. Mots noirs sur plafond noir, chaque fois un peu plus vertigineux, comme sculptés dans l’absence. Mots toujours sans réponse mais effaçant désormais la question elle-même, la voix, la nuit et le corps chétif qui lui fait face. Mots audibles mais dégravés - si on peut dire - mots d’un vide surgissant par dessus toute vie et emportant comme une mer de jours mauvais, comme ces lames des rêves dépassant et la plage et la digue et martelant le monde - moi, dans un creux de ce monde - d’une pluie de galets.

Je connais ce vertige où il faut se tenir au moindre souffle d’herbe, les pieds qui manquent sous le corps, la bouche comme un trou au milieu du visage, et les doigts, les doigts aussi, qui s’enfoncent dans ce qu’ils touchent, se referment sur ce qu’ils croient saisir : plus rien de vis à vis, de résistance, plus rien qui tient, monde d’ombres et d’épaves où à la suite des doigts le corps finit par s’enfoncer - et s’abolit.

Je sais fuir.

Et dormir est un salut.

L’effroi qui rattrape le rêve s’éveille au moins quand le jour revient (ce n’était donc qu’un rêve !). Mais quel recours pour l’éveillé ?

Il faut tellement d’humilité pour simplement tendre la main.

Et pourtant je T’invoque : Pousseur de vent.

Je voudrais n’être que voile, pure prise au pur vent.

Pousse ! Pousse !

Mais il y a poids, coque, chalut, il y a la terre ancrée, et même le vent est lézardé de sable, la voile est presqu’un mur.

Ô Déplaceur de montagnes jusqu’au milieu des mers. Pousse ! Pousse !

Pousse la terre en moi jusqu’à la pleine terre.

Alliés inespérés je murmure votre présence, ô nourritures questionnantes (chant, mer, galet) jusqu’au pied de la question. Est-ce qu’il est mort ?

Je vois encore la voix sans visage, sans timbre, seulement le noir de ces mots noirs suspendus dans le noir, seulement ces yeux qui voient du fond de la pâleur d’un drap, comme un trait dans l’obscur, et ce regard d’enfant à deux pas de mourir : "Est-ce qu’il est mort ?" Aucune réponse. Seulement l’en-bataille du "oui" et du "non" dans l’obscurité de la chambre obscure ce jour-là. Le réel de l’énigme dansant au dessus de la tête de l’enfant tout juste né et déjà presque mort. Est-ce qu’il y a eu réponse ? Est-ce qu’il est mort le survivant ?

Quelque chose a bougé au désert blanc du drap, quelque chose d’infime mais si grand dans ce corps d’enfant perdu à bout de souffle. Quelque chose capable d’arracher la question à la bouche qui l’a dite, d’effacer le visage, le ton, la maladroite bêtise de celle qui l’a posée.

Ne reste que la question

Lui tout seul, à peine-né et déjà responsable de vie et de mort.

De sa vie de sa mort.

Et le jour revenu la question a fini par ne faire qu’un avec le monde lui-même.

Est-ce qu’il est mort ?

Question posée à tous les survivants - je le sais maintenant - comme un droit de passage, formalité à remplir pour être accueilli de ce côté-ci du désert. Est-ce qu’il est mort ? Est-ce qu’il est vivant ? Pourquoi lui et pas d’autres ? Et pourquoi est-il né ?

A deux pas de mourir la question était là

Qui décide du OUI et du NON ? Qui tient parole dans la bouche du mourant à cet instant de liberté parfaite où Dieu même s’absente ne laissant pour secours que l’exigence verticale : QUE VOTRE OUI SOIT OUI. QUE VOTRE NON SOIT NON ? La vie, ce qu’on appelle vie, n’est-elle que ce temps suspendu, l’espace sans réponse entre le oui le non - cette route, ce désert ?

Écrire : ce relevé des traces de son propre passage ?

Témoin de son propre (quoi ?)

Comme si la mort était un socle.

Au début, la mort.

Né de la mort.

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